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Lilith

Lilith est un personnage fantôme, d’abord parce qu’elle nous est présentée comme un oiseau nocturne rôdant à travers des ruines ou des terres désolées, ensuite parce qu’on la rechercherait en vain dans les textes canoniques de l’Ancien ou du Nouveau Testament. La seule allusion qui en est faite se trouve dans le Livre d’Isaïe (XXXIV, 13-14) à propos de l’Idumée, contrée d’Édôm, au sud de la Palestine, peuplée par les descendants d’Ésaü, plus ou moins maudite et réduite à l’état désertique : « Et c’est l’oasis des chacals, un courtil à hiboux. Les lynx y rencontrent les chacals, le satyre y crie contre son compagnon. Là se délasse Lilith ; elle s’est trouvé un reposoir » (trad. Chouraqui). C’est tout. Aucune sorte d’explication n’est donnée quant à cette Lilith dont le nom est assurément d’origine sémitique.

Ce nom de Lilith, transcription française de Lîlît en araméen, est en effet à rapprocher de l’assyrien lîlîtu, dérivé de lîtaatuv, « soir », adjectif qui signifie proprement « nocturne », ainsi que du terme pluriel lîlu qui, dans la mythologie assyrienne, désigne des mauvais esprits rôdant dans l’obscurité et prêts à surgir pour tourmenter les humains. Or, la Lilith du texte hébreu est traduite par ônokentauros dans la version grecque dite des Septante, et par Lamia dans la Vulgate latine de saint Jérôme. On sait que l’ônocentaure est un animal fabuleux de la mythologie grecque, à moitié homme et à moitié cheval ou âne : cette traduction, qui semble sans rapport avec la Lilith primitive, se justifie cependant par l’insistance à vouloir présenter le personnage sous un aspect anormal ou franchement monstrueux. Mais le rapport entre Lilith et les lamiae est beaucoup plus intéressant.

Ces lamiae appartiennent à une tradition populaire commune aux Grecs et aux Latins, maintes fois répercutée dans les œuvres littéraires[28]. On les représentait tantôt comme des oiseaux de nuit cruels et voraces, telles les fameuses striges, êtres à moitié femmes et à moitié oiseaux que décrit Ovide dans les Fastes (VI, v. 135 et suiv.) « volant à travers la nuit, à la recherche des enfants et des nourrices sans lait, et souillant les corps arrachés aux entrailles de celles-ci », ou telles encore les Harpies grecques qui sont de vieilles sorcières se changeant en bêtes pour venir mutiler les cadavres[29].

Il est bien évident que ces striges, ces lamiae, sont de même nature que la Lilith citée par le Livre d’Isaïe. Et elles font inévitablement penser à ces entités féminines maléfiques des traditions arabes et auxquelles on a donné le nom de « goules » (ghula), comme en témoigne un des contes des Mille et une Nuits. Il s’agit d’un jeune prince qui se laisse emmener par une ghula qui lui était apparue sous l’aspect d’une très belle fille. Mais dès qu’il se trouve dans la maison de la fille, « il la vit soudain sous la forme d’une goule. Elle disait à ses petits : je vous ai amené un jouvenceau de bel aspect, un jouvenceau gras. – Fais-le venir ici, maman, supplièrent-ils, afin que nous fassions de son ventre notre pâturage[30] ».

Cet aspect terrifiant, sanguinaire et destructeur des goules, des striges et des lamies, renvoie à celui qui est prêté à Lilith par la tradition rabbinique juive, mais tout cela en dehors des textes canoniques de la Bible hébraïque. Dans la Kabbale[31], Lilith est le nom d’un des sept démons que les hermétistes juifs opposaient au génie de Vénus, modèle du kalos’kagathos, principe grec du Beau qui est aussi le Bien. C’est pourquoi certains kabbalistes du Moyen Âge ont vu dans le personnage de Lilith le « démon du vendredi » jour de Vénus. Et ils l’ont représentée sous les traits d’une femme nue dont le corps se termine par une queue de serpent. Cela n’est certes pas sans évoquer un autre personnage mythologique populaire, celui de la Mélusine du Poitou, image assez extraordinaire d’une « déesse mère » bienfaisante et bâtisseuse, qui retrouve sa queue de serpent chaque samedi dans sa grotte, mais qui, après son « découvrement » et sa disparition, est capable de se transformer en oiseau de nuit[32].

Mais c’est dans le Talmud[33] que se trouve exposé l’essentiel de l’histoire légendaire du personnage plus ou moins controversé et fantomatique de Lilith, présentée comme le symbole le plus marquant de la révolte contre Dieu.

Lorsque Yahvé créa Adam, il créa en même temps une femme, Lilith, comme lui tirée de l’argile et à laquelle il insuffla la vie. Et Yahvé la donna comme épouse à Adam. Mais Lilith ne fut guère satisfaite, car elle attendait autre chose d’Adam[34]. Elle se brouilla avec lui, prononça le nom ineffable de Yahvé et s’envola dans les airs. Adam, resté seul, réclama sa femme à Yahvé, qui envoya à la poursuite de Lilith les trois anges Senoï, Sansenoï et Samangloph. Ils la rattrapèrent sur les bords de la mer Rouge, là où, plus tard, les troupes de Pharaon seraient englouties dans la mer sur l’injonction de Moïse. Les trois anges lui ordonnèrent de reprendre sa place auprès d’Adam, mais Lilith refusa résolument. Les trois anges lui dirent alors, sur l’ordre de Yahvé, que si elle ne revenait pas, elle perdrait chaque jour cent de ses enfants. Lilith persista dans son refus. Alors, les trois anges voulurent la noyer dans la mer Rouge, mais elle sut si bien plaider sa cause que les anges renoncèrent à leur projet : elle eut la vie sauve à la condition qu’elle ne fasse jamais de mal à un nouveau-né dans un endroit où elle verrait écrit son nom ou quand elle entendrait des paroles d’exorcisme prononcées contre elle. Enfin, comme pour s’en débarrasser, Yahvé donna Lilith à Sammaël – autre nom de Satan – et ce fut, dit le texte, la première des quatre femmes de l’archange révolté. Mais dans la tradition populaire, elle passe toujours pour être la persécutrice des nouveau-nés[35].

C’est une bien étrange histoire, d’ailleurs quelque peu confuse, parce que les détails sont empruntés à des traditions perdues ou fragmentaires, et qui mérite bien des commentaires. Certes, au cours du XXe siècle, nombreux ont été les psychanalystes qui se sont intéressés à la révolte de Lilith, en la considérant comme un mythe fondamental exprimant le refus de la femme de se soumettre à l’homme, et ont vu dans le parallèle qui est fait, dans d’autres textes, entre Lilith la femme libre et Ève la soumise, l’ambiguïté du désir masculin tantôt dirigé vers la putain, tantôt dirigé vers l’épouse rassurante[36]. Mais cette interprétation psychanalytique, toute pertinente qu’elle est, ne rend pas compte de l’extraordinaire portée du mythe.

Il convient d’abord de ne pas négliger l’aspect anthropologique de l’histoire de Lilith. Il ne viendrait à l’esprit de personne, sauf des fondamentalistes obstinés, de considérer Lilith – tout comme Adam ou Ève, d’ailleurs – comme un seul individu. Lilith représente une communauté primitive, non encore pleinement humaine, mais dont les caractéristiques sexuelles sont nettement féminines. Réminiscence d’un hypothétique matriarcat, tout au moins d’un état gynécocratique comme dans la légende des Amazones, ou encore d’une race humaine se reproduisant par parthénogenèse ? Il n’y a pas de réponse. Et chacun peut en penser ce qu’il veut.

Ce qui est fort étonnant, c’est que selon certaines variantes, toujours contenues dans la tradition rabbinique, Lilith est présentée effectivement comme la première femme créée par Yahvé, mais en tant que mère d’Adam avant d’être donnée à celui-ci comme épouse. La référence à la parthénogenèse serait alors évidente. Quant à l’inceste, il est extrêmement répandu dans toutes les théogonies, et se reconnaît officialisé et institutionnalisé dans l’union sacrée du Pharaon égyptien et de l’une de ses sœurs : vu son sens symbolique, il n’y a vraiment aucune raison de s’en formaliser. Dans ce cas, l’anthropologie se trouve en parfait accord avec la mythologie et la métaphysique. Cependant, dans cette affaire, l’aspect métaphysique revêt une importance encore plus considérable.

En effet, quelles que soient les causes réelles de la rébellion contre Adam, sa révolte contre Yahvé a une tout autre dimension, une dimension cosmique pourrait-on dire. Puisqu’elle a été donnée à Adam, donc soumise à lui, elle rompt le contrat qui la lie non seulement à l’homme, mais au créateur, tout au moins au démiurge, puisque Yahvé agit ici, tel Prométhée, en tant que démiurge chargé d’organiser le monde et ceux qui le peuplent. Or Lilith possède un don que n’auront ni Ève ni Adam : elle connaît le nom ineffable de Dieu. Et l’on sait que, selon les antiques croyances, celui qui connaît le nom secret, ineffable, imprononçable, d’une personne a tous les pouvoirs sur elle. Lilith peut donc négocier avec Yahvé, car elle a les moyens de conclure un accord avec lui. Cela prouve d’ailleurs que cette humanité « féminine » qu’elle représente possédait la connaissance suprême, issue sans aucun doute d’une révélation divine, connaissance que ne semblent pas avoir obtenue Ève ni Adam. Et cela justifierait grandement le fait qu’Ève ait une personnalité incomplète par rapport à Lilith : le démiurge s’est méfié d’une possible révolte féminine et s’est bien gardé de transmettre la révélation sur son être réel à la deuxième femme qu’il a créée. D’ailleurs, il semble bien que Lilith ait été créée de rien, tandis qu’Ève a été créée d’une « côte », symbolique d’Adam, lui-même créé depuis la « glèbe » de la terre. On peut en conclure que Lilith a une nature céleste, mais qu’au contraire, Ève a une nature terrestre, d’autant plus qu’on insiste lourdement sur le fait qu’elle n’est qu’une émanation du premier homme pour être soumise à toutes ses volontés. Le raisonnement ainsi développé paraîtra peut-être tortueux à certains, mais il est d’une logique implacable.

Cela dit, peu importe que Lilith soit la mère ou la femme d’Adam, ou qu’elle soit les deux. Elle est l’image projetée hors de la conscience humaine de la déesse des Commencements, la Vierge des Vierges en quelque sorte. Mais cette image devenait gênante dans l’optique hébraïque orthodoxe, et c’est pourquoi elle a été écartée des textes canoniques et ravalée au rang d’un démon nocturne malfaisant. Elle a été littéralement refoulée. Pourtant, il est normal qu’Adam ait eu une mère, sinon, il ne serait pas un existant humain. D’ailleurs, la fuite de Lilith ne peut-elle pas être interprétée comme un « sevrage » ? Même si Adam n’a pas connu de mère matérielle, il doit la créer pour lui-même en image. Et, à ce moment-là, la nature humaine étant ce qu’elle est, Lilith « est pour Adam un premier objet d’amour dont il ne doit pas se souvenir, qui lui a révélé son sexe[37] ».

Ainsi donc, Adam ne doit pas se souvenir de sa mère – ou de sa première femme. Elle en est réduite à l’état de fantôme, ce qui suppose qu’elle peut parfois revenir le hanter, ce qui se produira peut-être lors de la tentation auprès de l’arbre de la Connaissance. Et à l’état de fantôme ou d’oiseau de nuit survolant furtivement la terre, ce qui est équivalent, elle est invisible, subtilement absente, et pourtant toujours présente. Des commentaires rabbiniques du Moyen Âge et du XVIIe siècle, surtout en Allemagne et en Europe de l’Est, font état d’une croyance persistante dans les milieux juifs. Chaque fois qu’un homme doit avoir des rapports avec sa femme, il faut qu’au préalable, il accomplisse un rite d’exorcisme pour éloigner Lilith. Car celle-ci rôde en permanence près de l’homme et de la femme qui s’accouplent afin de guetter la semence masculine, s’en emparer, l’engloutir et donner ainsi naissance à un nouveau démon. Cette croyance, encore commune dans les temps modernes, remonte très loin et justifie pleinement l’interdiction majeure qui a été faite aux juifs – et ensuite aux chrétiens de tous bords – de déverser la semence masculine hors du « vase naturel ». Il s’agit donc de la condamnation expresse de la masturbation et de l’onanisme, ces deux pratiques étant fort différentes à l’origine.

En effet, la masturbation est un acte solitaire tandis que l’onanisme est un terme dérivé du nom d’Onan, personnage biblique qui, ayant perdu son frère aîné, devait, selon la coutume du lévirat, épouser sa veuve. Ce qu’il fit, mais sachant que les enfants qu’il pourrait avoir de la veuve seraient considérés comme ceux de son frère, il ne voulut pas accepter cet état de fait et s’arrangea pour pratiquer ce qu’on appelle le coïtus interruptus. Et le récit biblique raconte qu’Onan fut foudroyé par Yahvé pour s’être ainsi rendu responsable d’une double transgression (Gen. XXXVIII, 7-10). Il faut alors reconnaître que cette croyance, selon laquelle Lilith engloutit le sperme pour donner naissance à des démons, est à l’origine d’une autre croyance, très répandue au Moyen Âge, celle des succubes, ces entités démoniaques femelles, capables de s’incarner, de provoquer les mâles, de s’accoupler avec eux, généralement pendant la nuit, et de recevoir le produit de leur luxure[38]. D’où la méfiance généralisée au cours des siècles envers la femme, considérée comme tentatrice et maléfique, et sa « diabolisation » dans toutes les traditions inspirées du judéo-christianisme. Et bien entendu, la Lilith hébraïque, répercutée au Moyen Âge dans le personnage de Mélusine, est devenue l’ancêtre et le prototype même du succube.

Sous cet angle, il est absolument logique que Lilith, s’étant révoltée contre Dieu (et contre la loi « paternaliste » imposée par Yahvé), et détentrice d’un pouvoir suprême lui permettant de lui résister (la connaissance du nom ineffable de Dieu), ait été abandonnée par le démiurge et livrée à Satan-Sammaël, l’archange révolté. Qui se ressemble s’assemble, dit-on couramment. On pourrait ajouter que le démiurge, Yahvé en l’occurrence, a assemblé ce qui était non pas semblable, mais de même nature, ou plutôt de même essence : des révoltés.

Était-ce pour s’en débarrasser ? Le créateur ne peut néantiser l’une de ses créatures sans se néantiser lui-même. Lilith et Sammaël sont mis à l’écart, occultés, « refoulés » comme disent les psychanalystes. Mais ces derniers ont mis en évidence que le « refoulé » est terriblement agissant et explique beaucoup d’actions humaines en apparence incompréhensibles. La révolte de Lilith n’en est pas pour autant terminée. D’après un passage du Zohar (Haddash, section Ytro), elle participe à la perdition d’Adam auquel Yahvé a donné comme deuxième épouse Ève, née de la côte de celui-ci – c’est-à-dire « émanation d’Adam », image châtrée d’Adam – et qui n’est qu’un pâle reflet de l’existant originel : « Ils allèrent, lui et sa femme (Satan-Sammaël et Lilith), séduire Adam, et le Tentateur séduisit Ève ». La Kabbale fait écho à cette tradition en précisant à propos d’un verset quelque peu ambigu du Livre d’Isaïe (XXVII, 1) qu’un jour futur, « Yahvé frappera de son épée terrible Léviathan, le serpent insinuant, qui est Sammaël, et Léviathan, le serpent sinueux, qui est Lilith » (Livre Émek Ammélekh, XI).

Dans la Genèse, aucune identification n’est faite entre le serpent tentateur et Satan : le serpent est seulement « nu » ou « rusé » selon les interprétations. De toute façon, il possède la « connaissance » que n’ont pas encore Adam ni Ève. Mais, c’est le cas de le dire, la « tentation » est grande de reconnaître Lilith dans le serpent, et vraiment Lilith seule, agissant de son plein gré, et prolongeant ainsi sa révolte dirigée à la fois contre Adam et le démiurge.

Ce thème mythologique a fait son chemin aussi bien dans l’iconographie chrétienne que dans la tradition juive. Il en existe un exemple remarquable, et peut-être unique, dans l’église paroissiale de Mauron (Morbihan), en Bretagne, à l’orée de la fameuse forêt de Brocéliande. Il s’agit de l’ancienne porte du sud de cette église (et provenant d’ailleurs d’un édifice antérieur) comprenant deux panneaux de bois sculptés datant de la fin du XVe siècle[39]. L’un de ces panneaux représente Adam et Ève devant l’arbre de la Connaissance autour duquel est enroulé un être serpentiforme, à tête de serpent bien reconnaissable, mais dont la queue se termine par une tête de femme. N’est-ce pas là l’illustration parfaite de l’histoire de cette Lilith, détentrice de « savoir » et qui entreprend de le transmettre, comme le fit Prométhée, aux existants humains encore privés de conscience ?

Ce thème réapparaît également dans une tradition complètement étrangère au domaine judéo-chrétien, en l’occurrence dans le légendaire celtique tel qu’il nous est conservé dans la quatrième branche du Mabinogi gallois, vaste recueil de récits mythologiques fort anciens collectés et transcrits au Moyen Âge[40].

L’histoire peut être résumée ainsi : pour contrer la malédiction jetée sur son fils Lleu par la déesse Arianrod, selon laquelle Lleu n’aurait jamais de femme de la race des hommes, le magicien Gwyddyon, qui joue ici le rôle d’un démiurge, avec l’aide de son oncle Math, fabrique littéralement, à l’aide de fleurs et de végétaux, une femme à laquelle il donne le nom de Blodeuwedd, c’est-à-dire « née des fleurs », ou « aspect des fleurs ». Comme Yahvé avec Ève, Gwyddyon remet Blodeuwedd comme épouse à Lleu. Mais la « fille fleur » se rebelle contre cette oppression masculine et, après avoir trompé son époux avec un amant, elle fait tuer Lleu par l’amant et s’enfuit avec lui. Mais Gwyddyon les poursuit, tue l’amant, ressuscite Lleu et, pour châtier Blodeuwedd, il la métamorphose en hibou, la condamnant ainsi à vivre dans les ténèbres de la nuit. L’analogie entre ce récit celtique et la tradition hébraïque est évidente. Et, dans les deux cas, il s’agit bel et bien d’une « révolte contre Dieu » et contre tout ce qu’il ordonne.

Et cette révolte, parfaitement consciente, volontaire, est suivie d’un châtiment à l’image de la transgression.

Mais ce châtiment, en dernière analyse, est plutôt un « éloignement », une « mise à l’écart », une « occultation ». Il ne faut plus qu’on entende parler de celui ou de celle qui s’est révolté (e), car cela pourrait être un mauvais exemple. Satan est donc envoyé dans les profondeurs de l’Enfer. Prométhée est condamné à rester isolé sur la plus haute montagne du Caucase. Blodeuwedd est refoulée dans l’ombre de la nuit. Et Lilith, réduite à l’état d’esprit malfaisant, n’a pour lieu de repos que des endroits désertiques et sombres. On est alors en droit de se demander si ce « châtiment » n’est pas une « castration » de la part de celui qui émet la condamnation.

En effet, si Ève a été créée par le démiurge à partir d’Adam, c’est-à-dire d’un existant qui, selon la Bible (Gen. I, 27, première version de la Création), était à l’image de Dieu, à la fois mâle et femelle, il en est tout autrement pour Blodeuwedd et Lilith qui sont des créations émanées du démiurge lui-même, que ce soit à l’aide de végétaux ou à l’aide d’argile. Si l’on admet que Lilith a été – symboliquement, bien sûr – la première femme, comment expliquer cette naissance hors des normes sexuelles ? La psychanalyse a souvent débattu de ce problème : « Avec qui Lilith fait-elle l’amour ? Cela ne peut être qu’avec Dieu, et dans ce sens, Lilith aurait précédé Adam. Peut-être alors peut-on aller plus loin […]. Dieu créa l’homme à son image, entre autres avec un pénis tout comme lui. L’image de Dieu, image humaine, ne naît-elle pas de sa séparation avec sa partie féminine, découvrant ainsi, selon le mythe platonicien, son sexe[41]. Lilith à queue de serpent, […] image androgyne du Dieu Primitif, celui qui existait auparavant, certes tout-puissant mais par là même inexistant car ignorant le désir[42]. »

Mais si vraiment Lilith est l’image de la forme châtrée du démiurge Yahvé – alors qu’Ève n’est que la forme châtrée de l’homme Adam –, on peut en conclure qu’en Lilith se trouve une moitié de la puissance divine primitive, ce qui n’est pas le cas chez Ève, la seconde femme, issue de l’homme. Ève est la femme muette. Lilith est la femme réelle, celle qui peut traiter avec Dieu parce qu’elle connaît son nom ineffable. Mais, à cause de son audace, elle a été rejetée dans les ténèbres des déserts, c’est-à-dire au plus profond de l’inconscient, et elle est donc invisible. Pourtant, lorsque la femme muette se révolte et se met à parler, elle abandonne son aspect d’Ève et s’empare de celui de Lilith, qui était toujours présent en elle. C’est le sens qu’il est possible d’attribuer à la désobéissance d’Ève mangeant le fruit de l’arbre de la Connaissance, surtout si l’on considère la représentation qui a été faite du serpent sur les portes de l’église de Mauron. Quant à Blodeuwedd, création directe du démiurge, même si elle est littéralement donnée à un homme pour être en fait son esclave, elle porte dans son essence même tous les germes de la révolte. Et le fait qu’elle soit occultée ne change rien à son énergie mystérieuse, beaucoup plus divine qu’humaine.

Car Lilith rôde toujours dans l’inconscient humain, sous forme de fantasme ou de simple réminiscence d’un état antérieur. C’est pourquoi on l’a considérée comme dangereuse et « diabolique », c’est pourquoi on en a fait une sorte de « Notre-Dame de la Nuit », pour ne pas dire, selon l’expression anglaise qui signifie « cauchemar », nightmare, une « jument de nuit », monstre féminin nocturne toujours prêt à surgir de l’ombre et à inciter les existants, hommes ou femmes, à se révolter contre la Loi divine.